Joo Le Lundi 22 Août 2011 à 20:35 - édité Le Lundi 22 Août 2011 à 20:46
Le Pianiste
un texte difficile mais magnifique sur le martyre des galgos
C’était un bout de terrain presque plat, une saignée dans la forêt, les hommes étaient là, en groupe. Ils fumaient des cigarettes mal odorantes quils roulaient tout en plaisantant. Nous, les galgos, on était au pied. Les oreilles agitées, attirées par les mille bruits de la forêt. Un peu excités aussi, par l’odeur du lapin qui était là, à quelques pas, dans la cage grillagée. On sentait sa peur. Elle nous attirait, comme un aimant. Les hommes se sont mis en rang, chacun avec un galgo serré entre leurs cuisses, les colliers de corde ou de fil de fer étaient solidement tenus. Le mien entrait douloureusement dans la peau de mon cou. Puis, ils ont ouvert la cage. Affolé, il a surgi à la vitesse de léclair. Au signal, les galgueros ont lâché les colliers. Jai ressenti une vive douleur à la queue. Pour me faire démarrer plus vite, mon maître la entaillée avec son couteau. Comme mes frères de course, je porte des dizaines de stigmates de ces coupures. Cela ne me fait pas courir plus vite, mais mon maître ne semble pas sen rendre compte. Alors, jai couru. Couru de toutes mes forces, couru de tout mon être. Je voulais lattraper cette petite boule de fourrure beige qui sagitait frénétiquement devant nous, changeant sans cesse de trajectoire pour nous tromper. Le sang battait à mes tempes et je sentais lair sengouffrer dans ma large poitrine après les premières secondes où javais retenu mon souffle. Mais je suis un coursier. Un chasseur et un coursier, et je ne le quittais pas du regard. Je percevais son affolement. Les hommes criaient, tapaient dans les mains, criant les noms des chiens qui couraient pour eux. Jétais presque sur lui, je recevais de minces giclées de poussière soulevées par ses pattes.
Et puis, il y a eu cette motte de terre qui a cédé sous ma patte, jai perdu léquilibre un instant, mais je ne suis pas tombé. Blas, un grand galgo noir en a profité, il ma devancé et a attrapé le lapin. Il la secoué dans sa gueule, en sautant en lair de plaisir. Je me suis approché, mais il a grogné. Il était le vainqueur. Les hommes sont arrivés en courant, ils ont retiré son trophée à Blas. Il a aboyé. Il a reçu un coup de fouet. Mon maître était furieux, je lai vu donner des morceaux de papiers au maître de Blas. Il ma attrapé par le collier, méchamment et a serré. Jai gémi. Il ma donné des coups de poings et des coups de pied. Ce nétait pas ma faute, je ne lavais pas vu cette motte de terre, et puis, le plus important cétait bien que le lapin qui sétait échappé ait été rattrapé. Même par Blas ! En revenant vers les voitures, jai aperçu Libra. Elle se traînait sur trois pattes. Elle était tombée. Los sortait de sa patte arrière droite, juste au-dessus de la cheville. Son propriétaire, un gros chasseur du coin la insultée, puis il la rouée de coups de pieds. Chaque fois que les coups atteignaient sa patte brisée elle hurlait. Il riait et il tapait encore plus fort. Puis il a donnée un coup de talon sur son dos. Elle na plus bougé. Plus gémi. Mais jai vu ses yeux. Elle était encore vivante. Ils lont laissée là. Il y avait de la bière, les hommes ont bu en plaisantant.
Le soleil commençait à chauffer. Mon maître ma attaché au bout dune corde et il ma entraîné vers la voiture. Je suis monté à larrière, aidé dun bon coup de pied dans les reins. Tout en conduisant, très vite malgré létat de la route, il na pas arrêté de hurler après moi. De minsulter. De temps en temps il se retournait et me frappait avec un bâton quil a toujours avec lui. Arrivé à la ferme, il ma attaché. Très court. Je ne pouvais pas atteindre la vieille bassine pleine deau sale dans laquelle je bois habituellement. Il est rentré. Je lai entendu hurler encore. Puis il est sorti, avec un fouet et il a commencé à me frapper. Je ne pouvais pas menfuir, tout au plus me rouler en boule. Le fil de fer métranglait et je suffoquais tandis que les coups pleuvaient sur mon dos, sur mes flancs. Pourquoi ? Au bout dun moment il sest calmé. Il est rentré. Le soleil cuisait mes plaies, les mouches se posaient sur moi, mais je navais même plus la force de les chasser. Nina, une petite galga est venue lécher mes plaies. Je nai pas réagi. Cela apaisait un peu la brûlure. Mais elle ne pouvait rien faire pour ma gorge serrée et desséchée par la soif. Nina est là depuis longtemps, elle fait souvent des petits. Ils partent très vite. Elle est vieille maintenant, elle est très maigre. Elle est là depuis au moins cinq saisons de chasse. La journée a été longue. Le maître est parti à la chasse, avec Nina. Au soir il est revenu. Seul. Je ne disais rien, je ne faisais aucun mouvement, comme si javais voulu me confondre avec le sol. Mais il est revenu vers moi. Il ma craché dessus et donné un coup de sa botte ferrée. Toute la nuit, j’ai grelotté, de froid, de fièvre, de douleur. Les tiraillements de ma peau déchirée rendaient chaque mouvement douloureux. Même respirer devenait un calvaire.
Au matin, il est venu vers moi, il avait une longue corde. Il ma détachée, a passé la corde dans le fil de fer qui me sert de collier et il ma traîné. Je pouvais à peine me tenir debout. Il ma attrapé par le cou et par une patte et ma jeté dans la voiture. Jai hurlé. Il a ri. Javais mal. Mais son rire ma rassuré. En général, quand il rit, il ne frappe pas trop longtemps. Ou moins fort. Il a pris un chemin de montagne, un de ceux que nous prenons quand il memmène chasser. Mais jamais je naurai la force de chasser. Je ne peux même pas me remettre debout dans la voiture. Jai glissé entre les sièges, sur le plancher et je ressens tous les cahots de la route empierrée. Il fait beau. Au loin jentends des oiseaux chanter. Une abeille est venue se poser sur ma truffe. Je ne pouvais même pas la chasser. Elle sest envolée. Il doit y avoir pleins de lapins par ici. Je sens lodeur de leurs crottes. Il arrête la voiture. Il sort et fume une cigarette. Par la fenêtre j’aperçois la fumée bleutée qui se lève, mais je ne le vois pas, ma tête posée sur le plancher de la voiture. Jentends sa botte qui racle le sol. Il écrase sa cigarette. Il fait toujours cela. Il ouvre sa porte et se saisit de la corde et il tire dun coup sec. La douleur est fulgurante. Mon souffle est coupé. Il empoigne sans ménagement la peau de mon dos, comme le faisait ma mère lorsque jétais chiot. Mais il me fait mal. Je ne suis plus un chiot. Il me jette part terre et il me traîne en me tenant par les pattes. Ma langue sort de ma bouche, je nai plus de salive et la douleur de ma gorge est comme un fer rouge. Il sarrête enfin. Je sens alors les cailloux coupants du chemin qui ont ravivé mes plaies. Il me regarde. Me donne un coup de pied dans la mâchoire. Pourquoi fait-il cela ? Puis il saisit le bout libre de la corde et il le lance dans un arbre, en travers dune branche.
Je ne comprends pas ce quil veut faire. Puis il se met à tirer. Jessaie de bouger, de me mettre sur mes pattes, mais je suis trop faible et je retombe, sans force. Il tire toujours, je sens ma tête qui sélève, la pression sur ma gorge est horrible. Jessaie daboyer mais je ne peux pas. Il tire encore, mes pattes de devant quittent le sol, je sens mes vertèbres tendues à se rompre. Ma tête est rejetée en arrière. Et japerçois Nina. Elle est là. A quelques mètres. Son corps noir et blanc tournoie à un mètre du sol. Sa langue sort entre ses lèvres et des babines retroussées lui font un rictus menaçant, elle qui na jamais résisté. Mes pattes arrière touchent le sol. La souffrance est de plus en plus horrible. Mes antérieurs griffent désespérément lair, je me débats, en vain. Mes cuisses sont tendues.Je veux vivre ! Je sens la tétanie qui les gagne, mes muscles tremblent. Le maître a allumé une cigarette. Il regarde. Il parle. Il me demande quel air je suis en train de lui jouer sur mon piano. Je ne comprends pas. L’air passe de plus en plus difficilement dans ma gorge. Une de mes pattes arrière vient de céder. La pression se fait encore plus forte sur mon cou. Je sens lodeur des arbres, de la sève. Mais aussi lodeur de lhomme, sueur, alcool, tabac et essence. Une odeur que jai appris à craindre. Il rit. Ma vision sobscurcit. Lair ne passe plus. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là. Les oiseaux qui sétaient tus se sont remis à chanter. Le soleil est haut dans le ciel. Je sens sa chaleur. Mais je ne le vois plus. Je nen peux plus. Trop mal. La délivrance. Raymond Audemard 2006